Pôle emploi, privatisation et numérisation du service public
Nous avons tous·tes les deux, Romain et Julie, été confronté·es à des difficultés avec Pôle emploi qui nous paraissent symptomatiques des effets de la privatisation et de la numérisation des services publics. Nous avions donc envie de vous raconter ce qui nous est arrivé, ce que ça nous a fait et surtout d’analyser ce que ça signifie en terme d’exigence de compétences numériques et de disponibilité.
Quand Pôle emploi m’a contrôlée, un récit de Julie
Le 19 février 2020, alors que j’étais inscrite à Pôle emploi depuis juillet 2019 et non-indemnisée, je reçois un appel de la cellule contrôle de Pôle emploi qui m’informe que mon dossier fait l’objet d’un contrôle aléatoire. La personne au téléphone m’explique qu’elle va m’envoyer un mail, auquel je dois répondre sous 48h avec tous mes justificatifs de recherche d’emploi et mettre à jour mon “profil de compétences” sur le site de Pôle emploi, puisqu’une commission doit étudier mon dossier deux jours plus tard.
Passés les premiers instants de stress, renforcés par les nombreux mots en rouge, en gras et soulignés dans le mail, j’ai décidé de me renseigner sur ce qu’on attendait de moi, puisqu’à aucun moment, je n’ai eu accès à des informations sur mes voies de recours, les aides éventuelles, ce qui était réellement attendu… Et donc, j’ai cherché “contrôle pôle emploi” sur un moteur de recherche. Au fil de mes trouvailles, j’ai peu à peu réalisé que :
- je n’étais pas à la première étape du contrôle, mais à la seconde (la première étant l’étude préalable de mon dossier, qui ne semblait donc pas satisfaire Pôle emploi)
- autant on pouvait trouver des éléments sur les étapes en cherchant bien, autant il était impossible de savoir selon quel référentiel mon dossier serait examiné.
J’ai donc arrêté tout ce que j’étais en train de faire (comme chercher des client·es, haha) pour : scanner des documents, demander à la coopérative dont je faisais partie leur convention avec pôle emploi, chercher dans mes mails envoyés toutes les démarches et faire des copies d’écran, et envoyer le tout en plusieurs mails sous forme de pièces jointes.
Et puis… Rien. Pendant plusieurs semaines.
Je les ai relancés par mail… Rien.
J’ai fini par savoir que mon dossier était passé, mais la notion de réactivité semble être bien asymétrique. C’est, je pense, ce déséquilibre dans les obligations et le niveau d’information qui m’a le plus marquée. D’ailleurs, si on cherche le mot “contrôle” sur le site Pôle emploi en utilisant les opérateurs booléens de Google, les résultats montrent bien qu’il est impossible de trouver les modalités de contrôle de Pôle emploi (par contre, si vous voulez vous former pour devenir agent de contrôle qualité dans l’industrie, c’est plus adapté).
Souvent, en formation à l’accompagnement numérique, j’insiste sur l’importance de se mettre à la place de l’usager·e et de faire attention à son état émotionnel. Quand j’ai subi ce contrôle, je me suis sentie immédiatement coupable et cela a suscité une anxiété très forte, alors même que j’avais deux atouts dans cette histoire : celui de ne pas dépendre financièrement de Pôle emploi et d’avoir les compétences numériques pour faire, relativement rapidement (cela m’a pris tout de même plusieurs heures) ce qui m’avait été demandé. Je n’ose imaginer le niveau d’angoisse qu’un tel contrôle peut susciter pour des personnes dont ce n’est pas le cas.
Patience et privatisation du service public, l’expérience de Romain
De mon côté, quand je me suis inscrit à Pôle Emploi pour la première fois depuis plus de dix ans, je me suis rendu compte que ça avait bien changé. Dans les années 2000, mes inscriptions Pôle Emploi avaient été immédiatement suivies par une convocation à un rendez-vous physique pour vérifier que le dossier était complet, faire le point sur ma situation et parler perspectives professionnelles.
En 2022, tout se passe à distance. Tout le dossier est rempli en ligne, je ne sais même plus précisément à quel Pôle Emploi je suis inscrit puisque je n’ai jamais eu l’occasion d’y aller. Se rappeler du nom d’un conseiller indemnisation qu’on n’a jamais rencontré n’est pas simple.
Les temporalités ne sont pas les mêmes non plus : là où un rendez-vous permettait de régler beaucoup de problématiques d’un coup, les aller-retours par mail étirent les conversations en longueur.
En 2023, suite à notre transformation en coopérative et à des galères avec le tribunal de commerce, mon dossier est devenu un peu complexe à traiter, avec des changements de statut qui ne rentraient pas facilement dans les cases prévues par la plateforme de déclaration en ligne. Avec une semaine de délai en moyenne entre chaque mail envoyé et sa réponse, la situation va mettre près de trois mois à se régler. Trois mois, quand on ne sait pas si et quand on va finalement être indemnisé, c’est très long, et ça laisse le temps au stress et à l’incertitude de monter à des niveaux désagréables.
Ce stress est renforcé par la sensation de ne pas avoir de prise sur la situation puisque les modalités de communications proposées sont toutes asymétriques.
Du côté téléphone, c’est simple : impossible d’avoir directement son conseiller. En appelant le 39 49 et en rentrant son identifiant, on peut tomber sur son agence, mais pas demander à parler directement à son conseiller. Les agent⋅es au téléphone ont clairement une consigne interne de ne pas passer au téléphone le conseiller référent. En pratique, ça veut dire que si on loupe l’appel de son conseiller pour une raison ou une autre, il faut attendre qu’il rappelle.
Du côté mail, les messages qu’on envoie ne tombent pas directement dans la boîte mail du conseiller, mais arrivent dans un système de “tickets”, outil maintenant classique de gestion de la “relation client" comme on dit dans les boîtes qui vendent ce genre d’outil. Ceux qui ont l’habitude d’interagir avec des services clients à distance auront tout de suite en tête l’impact de ce type de système : à tout moment, le conseiller peut “fermer” le ticket quand il considère que la conversation est terminée. Une fois la conversation fermée, on ne peut plus répondre directement au mail reçu, il faut relancer une nouvelle conversation à partir de zéro. Bien entendu, la conversation étant nouvelle, les délais de réponse ne vont pas être les mêmes, puisque le problème à l’origine de la première conversation est considéré comme résolu dans le système.
Je comprend bien l’intérêt de ces systèmes du point de vue de Pôle Emploi, ils permettent de faire de la gestion de masse, un dossier n’étant qu’un ensemble de tickets qu’on peut facilement transférer d’un conseiller à un autre. Mais, du point de vue de l’usager ou de l’usagère, l’impact est clair, on se retrouve dans une expérience de service client classique, où il faut envoyer mail sur mail, réexpliquer sa situation auprès de cinq interlocuteurs différents qui “reprennent le dossier”, insister poliment et attendre, toujours attendre. L’expérience n’est pas une expérience d’accompagnement, mais celle d’une interaction avec un fournisseur de service quelconque.
Après de longues semaines, j’ai finalement réussi à remettre d’aplomb ma situation, mais c’est uniquement parce que je suis un usager “qualifié” de Pôle Emploi :
- je suis en mesure de me servir sans problème de la plateforme en ligne
- je peux m’y retrouver dans le formulaire de téléversement de fichier où le document qu’on cherche à renvoyer ne rentre jamais dans la bonne case
- j’ai une comptabilité rigoureuse qui me permet de facilement faire le point sur tout ce qui m’a été versé ou non
- j’ai un tableur qui me dit combien d’indemnités je dois toucher de mois en mois à partir des formules de calcul officielles
Cette liste n’est pas exhaustive, je suis sûr que j’oublie des compétences que je mobilise au quotidien dans mes interactions avec Pôle Emploi. Là encore, demander autant de compétences pour naviguer avec succès son parcours de chômeur⋅euse, c’est loin d’une logique d’accompagnement.
En pratique, s’il faut être qualifié pour avoir accès à Pôle Emploi, ça veut dire qu'il y a tout un travail de qualification à faire. Et ce travail n’est, pas à l’heure actuelle, effectué par l’État, il est fait par des associations ou des syndicats (spéciale dédicace au Guide des droits du travailleur privé d’emploi de la CGT), par des médiateur·ices numériques bénévoles ou professionnel·les, par des proches, par des réseaux de solidarité. L’État externalise donc de plus en plus l’accompagnement, et ce n’est pas sans rapport avec les objectifs de réductions budgétaires de plus en plus drastiques.
En parlant d’externalisation, j’ai une petite péripétie finale à rajouter à mon histoire. Peu de temps après mon inscription début 2022, j’ai reçu un mail d’une adresse inconnue m’informant que j’avais été sélectionné pour un “accompagnement” spécifique par un cabinet privé. Je n’avais aucun message à ce sujet dans mon espace Pôle Emploi, j’ai donc envoyé un mail à mon conseiller pour lui demander ce qu’il en était. Il me répond quelques jours plus tard pour me dire que c’est une erreur, que je ne suis pas concerné par ce dispositif.
Quelques jours après, je reçoit un coup de fil du cabinet qui m’avait envoyé le premier mail, qui me dit que je n’ai pas répondu et que je dois prendre rendez-vous avec eux. Je leur répète ce que m’as dit mon conseiller, et mon interlocutrice m’assure qu’il s’agit d’un dispositif national de Pôle Emploi, que mon conseiller n’est pas forcément au courant, mais qu’en tout cas c’est obligatoire pour moi. Elle fait partir un message dans mon espace personnel Pôle Emploi, ce qui me rassure sur le côté officiel de l’histoire. J’ai donc finalement suivi un accompagnement à distance par un cabinet privé pendant quelques semaines qui, il faut bien le dire, ne m’a pas apporté grand chose. Bien entendu, la personne que j’ai eu au téléphone au départ n’est pas la personne qui a réalisé la prestation d’accompagnement, puisque la première travaillait pour un centre d’appel générique.
Encore une fois, je me suis retrouvé balloté entre des interlocuteurices que je ne connais pas, qui traitent des dossiers à la chaîne et qui se coordonnent peu entre eux. Et tout ça à distance encore une fois, sans jamais que je croise personne physiquement.
Dans cette histoire, je trouve ça particulièrement surprenant d’utiliser un prestataire privé pour réaliser ce que je pensais être le coeur de métier de Pôle Emploi : accompagner les chômeur·euses. On voit bien que la logique des gouvernements est de transformer petit à petit Pôle Emploi en une simple plateforme numérique où une multitude d’acteurs, notamment privés, interviennent ponctuellement auprès des chômeureuses. Un service public qui fait finalement peu de service au public.
Pourquoi raconter tout ça ?
Les histoires que l’on raconte là ne sont pas nouvelles, beaucoup de choses on déjà été dites là-dessus, mais on avait envie d’en parler parce qu’elles ont été marquantes pour nous. On parle régulièrement de “dématerialisation” dans nos interventions, et on voit bien dans notre quotidien comment celle-ci pose beaucoup de questions.
Même si tout ça n’est pas nouveau, on voulait contribuer à la discussion autour de ce que cet univers de mails, “d’espaces personnels”, de notifications et de rendez-vous en visio fait au service public.
Pour poursuivre la réflexion :
- les ami⋅es du Mouton Numérique ont un formidable cycle de conférences Dématérialiser pour mieux régner
- le rapport Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?* de la Défenseure des Droits est une excellente synthèse des problèmes que le processus actuel de numérisation des services publics posent
- Politique de l’absurde, par Clara Deville, qui amène plusieurs témoignages d’usagers et d’usagères de la CAF en milieu rural
- L’internet des familles modestes de Dominique Pasquier, qui s’intéresse à ce que produit la numérisation de la société pour des familles modestes rurales.
- Enfances de classes, de l’inégalité parmi les enfants, notamment le chapitre “Balkis, dormir dans une voiture devant l’école”, qui permet d’appréhender combien les personnes pauvres organisent leur temps autour des démarches administratives, en étant soumises aux temporalités des institutions.
- un podcast des Pieds sur Terre sur l’appétit de Google pour les prestations auprès des chômeureuses